Le site Tolbiac de la BnF et la bibliothèque Richelieu rendent hommage au caricaturiste, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance.

Quel est l’artiste le plus scandaleux de l’histoire de France ? Sade ? Le divin marquis peut se prévaloir d’une douzaine années de captivité à Vincennes, la Bastille et Charenton, mais c’était surtout à cause de ses débauches sexuelles. Restif de La Bretonne ? Sa condamnation s’explique aussi par le libertinage. Marot qui, lui, séjourna au Châtelet, à la Conciergerie et dans les geôles de Chartres ? Il fut moins puni pour ses écrits que parce qu’il avait mangé du lard durant carême et bousculé la maréchaussée. De même, Courbet alla au cachot non pour ses nus mais parce qu’on lui imputait la destruction de la colonne Vendôme. En fait, si l’on regarde bien, en tête du palmarès des condamnés pour avoir été artiste et rien qu’artiste – palmarès honteux pour la patrie de droits de l’homme -, on trouve Daumier.

Honoré-Victorien Daumier (1808-1879): six mois à Sainte-Pélagie sur décision de cour d’assises pour avoir représenté Louis-Philippe en Gargantua. À l’époque, on ne badinait pas avec la caricature. L’exposition qui s’ouvre aujourd’hui à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, dans la galerie Mazarine du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, dépositaire de la totalité de l’énorme oeuvre imprimé (4 000 lithographies et 1 000 bois), le rappelle. Elle suit scrupuleusement et légitimement l’histoire des éruptions de la censure et des coups de boutoir de la République naissante, de la monarchie de Juillet à la chute du Second Empire.

Le fil conducteur de sa carrière

Mais l’accrochage va bien au-delà du combat conjoncturel contre toutes les hypocrisies et pour la liberté. Elle souligne constamment à quel point Daumier est un immense artiste. Un peintre qui n’avait besoin que du noir et du blanc pour exprimer toute la palette, comme le comprirent Baudelaire le premier puis Corot, Degas, bien des réalistes après avoir vu son évocation d’une sobriété éloquente du massacre de La Rue Transnonain, les impressionnistes vingt ans après ses fulgurances, les expressionnistes et jusqu’aux surréalistes. «Même s’il fut excellent dessinateur, peintre et sculpteur, c’est la lithographie qui est son mode d’expression privilégié. L’estampe de presse est non seulement le fil conducteur de toute sa carrière, mais c’est elle qui exprime le plus vivement l’immense variété de son talent», affirme la commissaire Valérie Sueur-Hermel, conservateur au département des estampes et de la photographie de la BnF. Il est en effet facile, au grès des 220 pièces, des premiers tirages conservés au dépôt légal, parfaitement exposés sur des cimaises bordeaux, sous le décor classique du plafond dont seules les grisailles sont éclairées – un joli clin d’oeil du scénographe Massimo Quendolo – de repérer le génie plastique.

De la pure caricature politique à celle des gens et des moeurs, à travers des personnages comme Robert Macaire ou Ratapoil, notons la concision, l’efficacité et la vigueur du trait. Relevons l’expressivité de la ligne tracée dans l’instant tout comme le rendu d’un mouvement, la puissance d’un contraste d’ombre et de lumière, la vérité d’une bougie ou d’une ondée. Voici un lissé jusqu’au blanc pour un clair-obscur virtuose. Voici des noirs épais ou moirés, plus ou moins gras, parfois rehaussé d’encre à la plume ou au pinceau pour les costumes. Et là quels dégradés de gris sur les paletots bourgeois ou les robes des gens de justice ! Hachures croisées, traces savamment estompées pour les velours des Parisiennes. Attardons-nous aussi sur les cadrages, franchement inédits, des scènes de spectacle à l’affiche sous le Second Empire. Daumier est sur scène, derrière le ténor qui guigne la veuve riche. Ou bien dans une loge de première, exprimant l’ennui d’une tragédie italienne en se concentrant sur un franc roupillon. Ou encore fixant carrément de face un public béat, oublieux de son siècle. Or, le plus souvent, Daumier se jetait directement sur la pierre calcaire, travaillait dans l’urgence du bouclage, laissait aux rédacteurs le soin de trouver la légende qui allait accompagner la prochaine et tant attendue pleine page, chaque fois événement du nouveau numéro de La Caricature ou du Charivari.

Inventée à la toute fin du XVIIIe siècle, comme le détaille également l’exposition, la lithographie avait déjà été utilisée par des maîtres tels Géricault ou Delacroix mais jamais de manière aussi audacieuse. En fait, elle libéra Daumier qui, avec elle et son goût pour les portraits charges, tant de parlementaires que de héros antiques (Narcisse, Pénélope), ouvrit plus largement le champ du grand art. Après lui, la peinture ne serait plus jamais la même.

Jusqu’au 8 juin: «Daumier. L’écriture du lithographe», BnF, 58, rue Richelieu, Paris 75002. Jusqu’au 4 mai: «Les héritiers de Daumier» , site François-Mitterrand, Paris 75013 et www.bnf.fr

Article publié le 04 Mars 2008

Par Eric Biétry-Rivierre

Source : LE FIGARO